- Chronique -
Réflexions estivales sur nos droits
Les droits que l'on revendique et ceux que l'on se donne ne sont pas vraiment universels. Ils sont liés à notre culture et notre histoire. On ne revendique pas ce
Par Jean-Pierre Le Mat pour JPLM le 31/07/15 15:30

Les droits que l'on revendique et ceux que l'on se donne ne sont pas vraiment universels. Ils sont liés à notre culture et notre histoire. On ne revendique pas ce que l'on ne connaît pas.

Avant de parler des droits de la Bretagne, parlons de nous-mêmes. Que disons-nous quand nous disons "j'y ai droit" ?

J'ai été travailleur immigré en Irlande et en Ecosse, salarié d'une petite entreprise en Bretagne, chômeur, travailleur indépendant, chef d'entreprise. La seule fois où je me suis préoccupé de mes droits, au sens d'une garantie ou d'un statut, c'était quand j'étais chômeur. Quand j'étais travailleur immigré, je n'avais aucun statut. Quand j'étais salarié, mon statut était lié à mon intégration dans l'entreprise et à mon utilité économique. L'expérience m'a montré qu'un travailleur indépendant ou un chef d'entreprise n'a aucun statut ni aucune garantie. Il ne peut se prévaloir d'aucun droit.

Pyramide de Maslow

Les grands syndicats de salariés défendent les droits de ceux qui ont encore un boulot salarié protégé par des droits (les veinards !). Les grands syndicats patronaux défendent les droits de ceux qui ont un capital (les autres veinards !). Que défend Breizh TPE, à la fois association et syndicat de très petites entreprises bretonnes ? Les TPE créent de l'emploi local et animent les territoires. On pourrait dire qu'ils défendent, non pas un droit, mais un choix : celui de "vivre, décider et travailler au pays".

Les travailleurs indépendants sont des tâcherons. Leur revenu est lié à la productivité de leur travail. Au XIXe siècle, au moment de la révolution industrielle, un Allemand barbu a écrit une oeuvre monumentale pour expliquer la plus-value et l'accumulation du capital à partir du surtravail des tâcherons. Aujourd'hui, dans les grandes entreprises, les tâcherons ont cédé la place à des travailleurs mieux protégés, avec un salaire minimum, une limitation du temps de travail, des congés payés.

Les indépendants ont-ils au moins le droit à une protection sociale ? On peut en douter. Le RSI, qui est leur sécurité sociale, entretient avec eux des rapports étranges. Un délai de carence de 7 jours, des remboursements imprévisibles, des calculs opaques sur le montant des retraites, des âges de départ retardés, des dysfonctionnements permanents, tout cela n'a rien à voir avec un droit.

Comme les artisans et tous ceux qui travaillent dans les TPE, les agriculteurs sont, eux aussi, restés des tâcherons. Ils n'ont pas de salaire minimum, pas de limitation du temps de travail, pas de congés payés. La dénomination de "productivistes" que leur donnent les bobos révèle une dégradation de la critique sociale. C'est comme si on traitait les ouvriers d'EDF de partisans du nucléaire, ceux de Vinci de bétonneurs fous, un fonctionnaire d'État de jacobin. C'est attribuer une solidarité fantasmée entre le travailleur et le capital dont il dépend.

La critique anticapitaliste a montré que les classes laborieuses, et en première ligne les sans-droits, sont des acteurs centraux du changement social. Les exploités visent le pouvoir, c'est-à-dire la responsabilité sociale. La critique antiproductiviste fait des classes moyennes les acteurs centraux du maintien des droits acquis. Ce n'est plus la responsabilité sociale qui est revendiquée, mais les droits de l'homme, les droits de l'environnement, le droit au confort.

Le passage de l'anticapitalisme à l'antiproductivisme révèle une évolution dans les préoccupations sociales. Elles s'élèvent dans la pyramide des besoins, appelée aussi "pyramide de Maslow". La société française, dominée culturellement par la petite bourgeoisie intellectuelle, ne s'intéresse plus aux besoins inférieurs des sans-droits : manger, se loger, protéger sa famille, sortir de la précarité. Ses besoins, à elle, sont supérieurs : "l'appartenance", par l'adhésion aux valeurs républicaines, ainsi que "l'estime", de soi et de ses semblables, par l'adhésion aux valeurs écologistes ou humanitaires. La défense de la laïcité prime sur la lutte contre le chômage.

Ceux qui sont en bas de la pyramide de Maslow sont aussi en bas de la pyramide de Kelsen, la pyramide des droits. Ils ne peuvent influer sur les principes supérieurs du droit, qui descendent vers eux et et les écrasent sous forme de normes et de contraintes administratives.

En discutant avec ceux qui ont vécu toute leur vie professionnelle dans les grandes entreprises ou dans le secteur public, je m'aperçois que les droits ont pour eux une importance centrale. Si, en plus, leurs parents étaient dans le même milieu, ils ont souvent du mal à comprendre le monde des agriculteurs, des travailleurs indépendants, de la toute petite entreprise. Les choses y sont mal codifiées, ou pas codifiées du tout. Les solidarités y sont plus importantes que les droits. Le marin du paquebot, dont les gestes obéissent à des procédures, n'a rien à voir avec l'équipier d'un dériveur, dont les gestes obéissent à d'autres contraintes vitales. Les uns n'ont pas à donner aux autres des leçons de navigation. Le syndicaliste d'un service public n'a pas grand-chose à apporter au salarié d'un artisan sur la façon de défendre son bifteck, et vice-versa. Considérer qu'ils doivent tous naviguer de la même façon n'apporte que des confusions et des catastrophes. Les uns s'appuient sur des droits. Les autres doivent s'appuyer sur autre chose, s'ils veulent être efficaces.

Le dynamisme et l'équilibre d'une société repose sur une cohabitation correcte entre ceux qui sont protégés par des droits et ceux qui vivent dans l'incertitude, subie ou choisie. Une société sans droit est une jungle. Mais une société sans risque serait une bureaucratie paternaliste, une fin de l'histoire. Construire la Bretagne, c'est construire l'articulation entre ceux qui doivent être protégés par des droits et ceux qui sortent du cadre, qui transgressent, qui innovent, qui osent, qui entreprennent, qui font l'histoire du pays.

Comment aborder les droits de la Bretagne ? Ceux qui, par leur culture et leur histoire personnelle, accordent une grande importance aux droits garantis par la législation, seront conduits vers la revendication de droits institutionnels. Ces droits peuvent être en rivalité avec la législation française centralisée : revendication d'un exécutif breton plus fort, d'une assemblée législative, d'un appareil d'État. C'est ce que visent les régionalistes, les autonomistes, les indépendantistes.

L'objectif peut aussi d'être en accord avec une législation internationale : droits culturels et linguistiques sanctionnés par l'Europe ou l'ONU, droit à l'identité, droit à l'éducation, droit à l'autonomie. Remonter au plus haut dans la pyramide des droits pour changer les conditions de vie de la base, c'est ce que vise l'ANH, Association des Nations de l'Hexagone.

Les droits nationaux sont importants car ce sont des marqueurs. Ils marquent notre existence collective aux yeux du monde. Ils marquent aussi, à nos propres yeux, les progrès de notre belle aventure politique et humaine.

Ceux qui, comme moi, ne vivent pas dans l'ombre de droits acquis, seront conduits vers des projets complémentaires. Ce sera le droit d'expérimenter, d'entreprendre, d'innover, de créer hors des cadres actuels. Je me demande d'ailleurs si on peut appeler cela des droits. La revendication, face à une société française bloquée, pourrait s'exprimer ainsi : "Nous prenons notre destin en main, sans attendre un accord officiel. Nous avons des projets sociaux, culturels, économiques. Vous pourrez nous surveiller, vous pourrez nous demander des comptes. Nous assumerons nos responsabilités. La seule chose que nous vous demandons, c'est de dégager la route".

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