Chez les militants bretons, il existe un débat, toujours renouvelé, jamais tranché, entre puristes et opportunistes. Il génère invectives, insultes et amertumes diverses. Les uns veulent construire la Bretagne hors des structures françaises, y compris hors des structures de la société civile française : syndicats, partis politiques, associations. Les autres considèrent qu'il est plus efficace d'être actifs au sein de ces structures et d'y faire progresser l'idée bretonne. Il ne faut voir entre les deux options aucune différence de sincérité, d'intelligence ou d'énergie. La réflexion ne doit pas se laisser stériliser par les méfiances et les a-prioris. C'est un important débat stratégique, pas un débat moral ni même idéologique.
Voyons l'option puriste d'abord. L'avantage est une visibilité de la revendication bretonne, dans la mesure où elle est volontairement isolée de son environnement français. Ainsi, le fait qu'il existe des associations culturelles bretonnes distinctes des associations culturelles françaises est une nécessité pour l'identité bretonne. L'existence de partis politiques bretons est une nécessité pour la revendication bretonne.
L'inconvénient est que les éléments les plus visibles de cette option, les plus « purs » , sont aussi, forcément, les plus marginaux. La recherche de pureté conduit en effet à accumuler les contraintes et donc à s'isoler. Le purisme culturel vous oblige à parler un Breton parfait, à bien connaître l'histoire de Bretagne, à ne pas négliger l'ethnographie et la biodiversité de la péninsule. La maintenance d'une telle base de données est un travail à plein temps, au détriment de l'action.
Le purisme politique, souvent qualifié d'extrémisme, privilégie la posture spectaculaire par rapport à l'intelligence. Il impose un langage qui, pour poser la différence entre la Bretagne et la France, ou pour souligner nos frontières historiques, n'est parfois déchiffrable que par les initiés.
La pureté est souvent le refuge des loosers. Leur maître-mot est : respect. Il exprime l'espoir d'impunité pour des paroles ou des actes dont la portée n'est souvent voulue que dans leur dimension symbolique. Les vainqueurs se comportent différemment et assument leur volonté de puissance, leurs efforts et leur victoire. Ils ne savent pas ce qu'est le respect et ne peuvent offrir que leur bienveillance. Autrefois, les vaincus demandaient la clémence, ce qui était bien plus adapté et bien plus compréhensible que le respect.
Les puristes, quand ils défendent un idéal élevé, et non des préjugés ou des superstitions, sont nécessaires. Tels les vestales des anciens dieux, ils entretiennent la braise. Cette braise du nationalisme breton peut allumer demain des feux dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui. Ces feux peuvent éclairer des événements qui nous semblent obscurs. Ils peuvent nous donner une visibilité internationale.
L'option opportuniste est quasiment symétrique de l'option puriste. Elle rend actif même si, bien souvent, elle rend myope. Elle empêche d'offrir aux Bretons une perspective claire de leur avenir. Or, en période de crise, tout devient possible. L'excès d'opportunisme s'oppose aux actions radicales, alors que l'audace peut être très réaliste. L'opportunisme présente aussi un risque maximal de récupération par la Machine France. Il suppose, pour être efficace, un contrôle sur les infiltrés.
L'avantage de l'opportunisme est de se donner pour but la réussite. Nous pourrions remonter à la création de l'Etat breton, au IXe siècle. Nominoe, qui fut pendant plusieurs années l'envoyé obéissant de l'empereur Louis le Pieux, lança sa guerre d'indépendance à la mort de ce dernier. L'opportunité qu'il avait saisi se révéla payante du fait de la faiblesse du nouveau maître.
Dans l'histoire récente de la Bretagne, des personnalités comme Louis Le Pensec, Jean-Yves Cozan ou Jean-Yves Le Drian, qui sont membres de partis français, ont autant d'importance que Yann Fouéré, Ronan Le Prohon ou Yann Puillandre, fondateurs de partis bretons. La reconnaissance du breton, l'essor de Diwan, l'installation d'institutions régionales ou l'affirmation identitaire est passée par des personnes immergées dans la société française, qui ont su saisir des opportunités pour la Bretagne.
Au lieu de positions tranchées, qui ne profitent qu'à des personnalités faibles, déguisées sous des accoutrements voyants, il serait profitable de renouveler, au sein de l'Emsav, le débat sur le purisme et l'opportunisme. La façon de le renouveler est d'aborder les pratiques qui émergent dans la société post-moderne, et en particulier deux d'entre elles : les réseaux et la bi-adhésion.
J'entends par le concept de réseaux les liens humains qui se tissent, non par une stricte communauté d'idées, mais par une communauté de vision d'abord, de projet ensuite. Les Américains, lorsqu'ils veulent faire quelque chose ensemble, commencent par des vision statements, pour passer au project management. Pour construire ensemble, il n'est pas nécessaire de penser de façon identique. Il est même préférable de confronter différents points de vue. Chez nous, il faut d'abord convenir que la Bretagne a un futur. Ensuite, il faut vouloir tenir un rôle dans la construction de ce futur. Il ne faut pas chercher à atteindre une vérité politique, mais se choisir le créneau le plus adapté à ses moyens et à ses goûts.
Et ça marche... Le réseau Produit en Bretagne (www.produitenbretagne.com) rassemble des concurrents économiques sur un objectif commun, la prospérité bretonne. Le réseau Agriculteurs de Bretagne (www.agriculteurs-de-bretagne.fr) est en train de se structurer, en dehors mais non pas en opposition des différentes organisations agricoles.
Assembler des communautés de projets structurants pour la Bretagne est une voie explorée par Breizh Impacte (www.breizhimpacte.org). C'est une voie d'avenir et une nécessité. Le job est ouvert à tous, il n'est réservé à personne.
Il pourrait exister d'autres réseaux. Imaginons fonctionnaires en Bretagne, qui apporterait un guide des bonnes pratiques dans les relations entre le bien commun breton et les professionnels du service public. Entre purisme et opportunisme, à chacun de mettre le curseur là où il sera le plus efficace et le plus profitable à la Bretagne.
La bi-adhésion est le fait, pour des militants bretons encartés, d'adhérer en parallèle à des organisations françaises (ou irlandaises, américaines, internationales, ...) jouissant d'une représentativité officielle. Il est néfaste de cantonner des personnes énergiques dans la marginalité, alors qu'elles peuvent à la fois prendre un leadership et apporter une vision collective bretonne, surtout quand il n'y a plus de vision collective française.
Dans le domaine syndical par exemple, l'essor d'un syndicat breton de salariés est lié à une réflexion sur un modèle intelligent de bi-adhésion, d'une part à un syndicat breton à construire, et d'autre part à une des cinq organisations représentatives françaises (CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC). La représentativité reconnue à ces cinq organisations permet à ses membres de participer au dialogue social, en particulier aux niveaux locaux, départementaux et régionaux. Idem pour les organisations patronales.
La présence de l'UDB dans les instances politiques est liée à une forme proche de la bi-adhésion, qui est la coalition avec un grand parti français. La coalition diffère de la bi-adhésion par les contraintes et les opportunités offertes. Il n'est pas question ici de donner des directives ou de décider pour d'autres, mais d'ouvrir des perspectives à tous.
Tant que la Bretagne était impuissante, le purisme était un refuge et l'opportunisme une roublardise. Maintenant que la France perd de sa force, que les confusions s'amplifient, que la vision française de l'avenir se brouille, il est possible d'organiser notre progression de façon dynamique. Il faut pour cela rajeunir notre logiciel stratégique.
Jean Pierre LE MAT