Fille de Goulven Mazéas, militant autonomiste breton des années 1920 et 1930, Claudine Mazéas a joué un rôle important dans le renouveau culturel breton de l’après guerre. Dans les années 1950, elle a ainsi collecté des chants traditionnels de Bretagne, notamment la fameuse gwerz Skolvan de madame Bertrand de Canihuel. L’association Dastum vient de sortir récemment un disque sur cette grande chanteuse de tradition, à partir des enregistrements de Claudine Mazéas. En 2006, cette dernière a reçu le collier de l’Hermine en récompense de son action en faveur de la Bretagne. Elle avait alors accepté de répondre à quelques unes de mes questions sur un épisode tragique de sa vie : son arrestation et son internement au camp de Drancy, en raison de ses origines juives. Ce témoignage bouleversant, n’avait alors pu paraître mais il avait été en partie utilisé par Jean-Jacques Monnier dans son ouvrage Résistance et conscience bretonne (Yoran Embanner, 2007). Le voici en intégralité. Outre le rappel des heures sombres de l’occupation allemande et des crimes du nazisme, il apporte également un témoignage intéressant sur le mouvement breton de l’époque.
Goulven Mazéas et les fédéralistes bretons
Claudine est la fille de Goulven Mazéas, un des fondateurs du Groupe régionaliste breton (GRB) et de la revue Breiz Atao en 1919. C’est alors un jeune breton léonard qui vient de connaître l’horreur des tranchées. Comme beaucoup, il en conserve un profond antimilitarisme. Il rejette aussi le nationalisme français ambiant, dans lequel il voit une des causes de la boucherie de 14-18. Donc, il s’engage pour la Bretagne et le fédéralisme dans lequel il entrevoit un antidote aux excès qui ont déchiré l’Europe. En 1927, il est membre du Parti autonomiste breton (PAB), dont il portera les couleurs, en 1930, lors d’une élection législative à Guingamp, avec, notamment, pour slogan « à bas la guerre » . Avec Duhamel et Marchal, Mazéas est, à l’époque, une des figures du courant de gauche de l’Emsav. Lorsque le PAB explose, en 1931, il choisit évidemment de rejoindre le courant modéré, la Ligue fédéraliste de Bretagne (LFB), qui s’oppose aux nationalistes intégraux du Parti nationaliste breton (PNB). L’homme ne goûte guère les totalitarismes de son temps et condamne autant le stalinisme que le national-socialisme qui vient de triompher en Allemagne. Ces idées modérées, il les expose dans un livre paru en 1935, Social-fédéralisme, où il développe un engagement pacifiste, proeuropéen et socialement engagé. Il défend l’idée d’une Bretagne autonome dans une Europe de paix et de tolérance qui, à l’époque, n’en prend pourtant pas le chemin. Goulven Mazéas est un pragmatique, un commerçant en pomme de terre – un tubercule à laquelle il consacrera un autre livre -, installé sur la place de Guingamp. Contrairement à d’autres, il n’est pas coupé du peuple breton.
Goulven Mazéas est aussi marié à une demoiselle Weill, d’origine juive alsacienne. « Nous avons toujours eu ses deux cultures, se souvient Claudine Mazéas. Je les ai accueillies toutes les deux, elles font partie de mon identité. » Après l’échec de la LFB, en 1935, Goulven Mazéas cesse de militer, mais garde des contacts dans le mouvement breton.
L’hermine et l’étoile jaune
Les choses se compliquent avec la guerre. La famille vit toujours à Guingamp. « Avec mon frère, nous n’avons pas eu à porter l’étoile jaune, confie Claudine Mazéas. Nous n’étions qu’à moitié juifs… Mais ma mère l’a eue. » La jeune Claudine qui s’intéresse à la matière bretonne se souvient d’avoir été étonnée « de la facilité avec laquelle mon père m’a laissé partir à un camp des bagadoù stourm, en 1943 dans les monts d’Arrée. Il ne goûtait guère, pourtant, les idées de Yann Goulet, alors me voir rejoindre les jeunesses du PNB, c’était étonnant ! Lui qui m’interdisait pas mal de choses, me permettait également de participer aux activités de l’Institut celtique de Roparz Hemon, à Rennes où j’étais lycéenne. Il devait se dire que c’était bien que nous fréquentions ces organisations, que cela pouvait nous protéger. Cela étant, à l’époque, nous ne savions rien des camps de concentration. Ce n’était pas dévoilé. Personne ne pouvait s’imaginer ce qui se passait là-bas. Mon père pressentait à juste titre qu’il y avait du danger. »
Au fur et à mesure, la pression se fait plus forte. « L’abbé Louis Le Floch, dont le nom de plume en breton était Maodez Glanndour, a proposé de nous baptiser, mon frère et moi. C’était une protection supplémentaire. C’est aussi avec lui que j’ai commencé à apprendre le breton. Ma mère, en tant que juive, était soumise à un couvre-feu. Pour qu’elle continue à suivre les cours d’histoire de Bretagne qu’il donnait à Guingamp, il a changé l’heure des cours. Quand je pense qu’on l’a récemment traité de collabo ! D’une manière générale, je dois dire que les gens du mouvement breton ont été très chics avec nous à cette époque. Je n’ai jamais entendu la moindre remarque antisémite en tout cas. »
Ces relations dans le mouvement breton ne suffisent pas. En décembre 1943, les Mazéas sont dénoncés. Comme juifs. La famille est arrêtée. « Je me souviens d’arriver à la maison et de voir mon frère, dans une voiture que je ne connaissais pas. Il m’a fait un signe pour m’avertir et me dire de partir. Je n’ai rien compris. Quand la voiture a démarré, je l’ai suivie en courant. Ils m’ont cueilli à l’arrivée, devant la prison de Guingamp. » Elle restera quelques jours dans ce curieux bâtiment datant du début du XIXe siècle et construit sur un plan pennsylvanien, qu’on rencontre d’habitude aux États-Unis. « Cela me fait mal au cœur de la voir se dégrader. On a même parlé de la détruire. C’est un lieu de mémoire. Je pense à tous ces jeunes résistants qui y ont été internés. Certains y ont passé leur dernière nuit avant d’être fusillés par les Allemands. Cela impose un certain respect. »
Avec son frère, sa mère et sa grand-mère, ils sont ensuite conduits à la prison de Saint-Brieuc. Les conditions ne sont pas trop dures. Ils peuvent correspondre, lire, recevoir des visites, notamment de Jeannette Queillé, secrétaire de Maodez Glanndour et des sœurs Le Goas. « Je me souviens d’un Allemand très gentil, qui pleurait en disant que la guerre était un grand malheur. Comme quoi, c’est compliqué. Dans l’ensemble, nous avons surtout eu affaire à des policiers français plus qu’aux Allemands. Les Français étaient les pires. Ce sont eux qui faisaient le travail des nazis. »
Déportés à Drancy
À l’extérieur, Goulven Mazéas s’active et tente tout pour les sauver. Il ne peut cependant empêcher qu’ils soient envoyés dans le sinistre camp de Drancy, où est regroupée une grande partie des juifs français avant d’être convoyés vers les camps d’extermination. « Nous y sommes restés un mois, indique Claudine Mazéas. J’en ai assez peu de souvenirs, car j’avais contracté une pneumonie qui m’a beaucoup affaiblie. Mais ce dont je me souviens, je ne peux l’oublier. C’était un vrai camp de concentration, c’était affreux. On entendait souvent des cris, ceux des gens qui montaient dans les convois ou ceux des gens qu’on supprimait. Je me souviens aussi de la visite de hauts dirigeants SS. »
Comme beaucoup de survivants, Claudine Mazéas ne peut se départir d’une certaine culpabilité, celle d’avoir survécu. « Si nous n’étions pas sortis, je ne me fais aucune illusion sur notre sort. Drancy, c’était l’antichambre d’Auschwitz. Je me souviens particulièrement d’un jeune garçon de mon âge, avec qui je parlais beaucoup de musique. Pour passer le temps, on chantait ensemble, sur les lits superposés de notre baraque, notamment le chant des marais, qui est devenu un des symboles des déportés. J’aurais beaucoup aimé le revoir, comme d’autres que j’ai connus à Drancy. Mais il a dû partir en fumée à Auschwitz. »
À l’extérieur, Goulven Mazéas remue ciel et terre pour sauver sa famille. « Il disait toujours qu’il serait allé voir le diable s’il l’avait fallu pour nous protéger. » Il fait aussi jouer de ses relations. « Yves Delaporte, un des dirigeants du PNB, parlait bien allemand. Il est allé plusieurs fois à la Gestapo de Rennes pour essayer de nous faire sortir, mais il a été débouté. » Le salut viendra d’une voie étonnante. « Début février 1944, on nous a appelés et on nous a fait entrer, par une porte discrète, dans un petit bureau. Un Allemand en uniforme nous dit de sortir du camp et, surtout, de ne pas nous faire reprendre sinon nous serions déportés aussitôt. On s’est retrouvé dans la rue, avec mon frère qui avait été rasé, ma mère et ma grand-mère qui ne voulait pas partir. Elle s’était en effet faite des copines juives alsaciennes et ne voulait pas les laisser ! » L’Allemand en question est en fait un ancien autonomiste alsacien, que Goulven Mazéas et Delaporte ont retrouvé. Il a fait jouer une clause de faveur dont pouvaient bénéficier certains juifs étrangers, espagnols et portugais notamment. « Il nous a sauvés, parce qu’il avait été ami de mon père dans les années 1930. Ils étaient alors tous les deux fédéralistes européens. Nous avons eu une chance incroyable, car presque personne n’a échappé de Drancy, même pas des gens riches comme les Rothschild. Nous avons eu beaucoup de chance, car nous avions été désignés pour le convoi du 10 février pour Auschwitz. À quelques jours près, nous aurions été déportés et probablement assassinés. »
La famille est ensuite rejointe par Goulven Mazéas et cachée en région parisienne. Les troupes alliées approchent de la capitale durant l’été 1944. Mais, un jour que Daniel Mazéas est parti au ravitaillement, il est reconnu par un mouchard qui l’avait vu à la prison de Saint-Brieuc. Dénoncé, Daniel Mazéas est envoyé à la prison des Tourelles et fouillé, revolver sur la nuque. La famille va subir de nouvelles avanies. Dans un témoignage du 23 mars 1947 à la justice française, la mère de Claudine raconte les faits : « Ensuite, venus perquisitionner à notre domicile, nous avons été de nouveau arrêtés, y compris mon mari. C’était le service français de la Gestapo, ramassis de miliciens de PPF [Parti populaire français] et autres. Au moment de mon arrestation, on nous avait téléphoné. Comme ma fille se refusait à dire le nom de la personne, le chef nous a dit : « Nous savons très bien que c’est Yves Delaporte, si nous tenions ce salaud-là ! » Puis, quelques minutes après : « Nous allons de ce pas l’arrêter, les frères Delaporte sont des gaullistes et leur PNB est anglais » . » Claudine Mazéas se souvient, quant à elle, que « Heureusement Papa avait tout son argent sur lui. En fait, les miliciens l’ont rançonné, puis nous ont relâchés. La Libération approchait, les miliciens devaient déjà songer à fuir… »
Après-guerre, La famille Mazéas restera profondément marquée par l’épreuve. Mais elle n’en avait pas tout à fait fini. Goulven Mazéas sera de nouveau dénoncé… comme Breiz Atao et autonomiste breton. Ce qui lui vaudra un nouvel interrogatoire, mais les poursuites seront rapidement abandonnées. Claudine s’engage activement dans la promotion de la culture bretonne. Appuyée par deux anciens résistants, Pierre-Roland Giot et René-Yves Creston, elle réalise une série de collectes sur la tradition populaire de l’île de Batz, du Trégor, de la haute Cornouaille qui demeurent des références.
L’histoire des Mazéas n’en est sans doute qu’une parmi tant d’autres dans ce conflit qui a broyé tant d’innocents. Alors que les témoins des années les plus sombres du XXe siècle se font de plus en rares, que les historiens continuent un travail parfois difficile sur cette période complexe. Alors que, trop souvent, les amalgames les plus désagréables sont commis sur la question, recueillir le témoignage de Claudine Mazéas n’apparaissait donc pas dénué de sens. Il n’entraîne bien évidemment à aucune généralisation, mais tend à démontrer que la réalité du mouvement breton durant cette période est bien plus compliquée qu’on veut parfois le faire croire.