Après les Gilets jaunes, les antivax
Au vu de l’ampleur des manifestations, le mouvement antivax ne peut être considéré comme négligeable. Je ne sais pas si ce mouvement révolutionnera quelque chose, mais il est en tout cas révélateur d’un nouveau clivage, qui rejoint d’autres nouveaux clivages révélés par Marc Halevy (1), Jérôme Fourquet (2) , ou Thomas Frank (3).
Les manifestations antivax, vues par les médias, ressemblent aux manifestations des Gilets jaunes. Les gens qui défilent se présentent comme des "citoyens ordinaires". Au-dessus d’eux flottent beaucoup de drapeaux tricolores.
En Bretagne, on voit des drapeaux bretons, mais dispersés.
Au XXe siècle, c’était des drapeaux rouges et des drapeaux noirs qui flottaient sur les manifs. Les participants se voulaient "militants engagés" et non pas citoyens ordinaires. Le clivage était entre la gauche et la droite. On n’imaginait pas des causes communes. On n’imaginait encore moins de voir dans la même manif, chacun dans son coin, l’extrême-droite et l’extrême-gauche.
Que dire des slogans ?
Au XXe siècle, ils nous interpellaient sur la justice sociale. Aujourd’hui, ils nous parlent de liberté individuelle. La colère est partout et ce n’est pas étonnant ; elle a l’immense avantage de court-circuiter le débat. L’argumentation devient inutile. La colère n’est pas spécifique aux antivax. Depuis la parution de l'ouvrage de Stéphane Hessel "Indignez-vous !" (2010), elle est la cuirasse de la plupart des "opposants", quelle que soit l’opposition concernée.
Que dire des orateurs ?
Au XXe siècle, les orateurs de manifs nous gonflaient avec leurs références idéologiques. Aujourd’hui, ils nous rappellent jusqu’à saturation une histoire de France d’école primaire, avec ses délires patriotiques et ses mythes héroïques : la Révolution de 1789, la Résistance au nazisme. Ces rappels vont de pair avec l’agitation des drapeaux tricolores.
Que dire de plus ?
Maintenant, vous allez me demander de prendre position, pour ou contre les vaccins et/ou le pass sanitaire. Je n’ai pas envie de rentrer dans un débat qui fait onduler tant de drapeaux tricolores. Disons seulement que je suis un observateur vacciné. Je constate plusieurs choses.
1 - Je constate d’abord que, compte tenu de cette opposition, l’immunité collective ne sera peut-être pas atteinte. Il reste l’immunité individuelle, et les soins curatifs, validés ou non validés, efficaces ou non efficaces. Efficacité et validation, ce n'est pas la même chose.
2 – Le XXe siècle avait connu bien des horreurs au nom de grandes vérités politiques. Les vérités fascistes, coloniales, communistes se sont effondrées les unes après les autres. Aujourd’hui, ce sont, non plus les grandes vérités politiques qui sont contestées, mais les grandes vérités sociales et scientifiques. Non plus les vérités des patrons, mais les vérités des experts et des consultants.
3 - Je constate un raidissement des élites sur leurs grandes vérités officielles : loi contre le séparatisme, rejet de l’homéopathie et des médecines alternatives, menaces sur l'enseignement immersif, crispation autour de la vaccination. Il semble que l’avenir ne soit pas au dialogue, mais aux rapports de force. Il faut en tenir compte dans les stratégies revendicatives, en particulier celles qui tournent autour de la revendication bretonne.
4 - Manifester collectivement pour des libertés individuelles a quelque chose de surprenant. J’y vois un besoin d’appartenance et d'identité choisie. Cela se manifeste par des drapeaux communautaires, et non par des drapeaux idéologiques comme le drapeau rouge ou le drapeau noir. Pour le Gwenn-ha-Du, c’est évident. Pour le drapeau arc-en-ciel des LGBT, ça l’est aussi. Je soupçonne que les agitateurs de drapeaux tricolores se réfèrent à une identité nationale idéalisée plutôt qu’à un ordre républicain.
Que s’est-il passé, en passant du XXe au XXIe siècle ?
Le discours des "opposants", qu’ils soient Gilets jaunes, antivax ou étiquetés "extrémistes", est un discours anti-système ou anti-élites. Il est qualifié par ses détracteurs de "populiste". Cela peut vouloir dire deux choses très différentes : soit populaire, soit démagogique. Un peu des deux sans doute.
L’opposition aux élites n’est pas nouvelle. Au XIXe siècle, le clivage s’est creusé entre républicains d’une part, royalistes et bonapartistes de l’autre. Les républicains étaient libéraux ; royalistes et bonapartistes préféraient un régime autoritaire. Au XXe siècle, nous avons connu le clivage droite-gauche. L’opposition se concentrait sur les élites économiques, les méchants capitalistes. Le centre de gravité de cette opposition était l’idéologie communiste.
En fait, le capitalisme n’a pas arrêté de muter. Il a d’abord été industriel. A la fin du XXe siècle, il est devenu financier. Le chef d’entreprise a alors cédé le pouvoir à l’actionnaire. Aujourd’hui, le capital qui prend de la valeur est le savoir. Les maîtres d’autrefois s’inclinent devant le "sachant" et son capital cognitif. Le sachant est l’expert de la télévision et des Conseils de défense. Mais aussi, dans toutes les entreprises et toutes les administrations, c’est le coach, le consultant ou le formateur. Le nouveau prolétaire, exclus du pouvoir et du profit, n’est plus seulement l’ouvrier qui est exploité économiquement. C’est aussi celui qui sera considéré comme l'ignorant ou le débile mental ; c'est celui qui ne sait pas, ou celui dont les connaissances sont incorrectes. La révolte des gueux prend de ce fait une nouvelle forme. Elle suscite le mépris des élites intellectuelles qui dénoncent les mauvaises croyances, le "communautarisme" ou le "complotisme". Les gueux irrationnels peuvent néanmoins remporter des victoires incompréhensibles : je citerai seulement l’élection de Trump aux Etats Unis et le Brexit.
Les Bretons, avec les Bonnets rouges de 2013, ont peut-être été des précurseurs de cette révolte internationale des gueux du XXIe siècle. Ils ont refusé une écotaxe que tous les experts considéraient comme vertueuse. Ils se référaient à un mythe, celui de la révolte de 1675. Ils ont hissé bien haut un drapeau communautaire, le Gwenn-ha-Du. Ils ont transgressé le clivage droite-gauche. Finalement, ils ont gagné ; ils ont bloqué l’écotaxe.
Quelle place pour la revendication bretonne dans ce brouhaha ?
Le besoin d’appartenance communautaire devrait être favorable au nationalisme/communautarisme breton. Malheureusement, partout dans l’Hexagone, il est aussi favorable au nationalisme/républicanisme français, surtout dans les zones de faible culture autochtone et de forte immigration de pauvres et de riches, comme le Sud-est. Les mythes rassembleurs, ceux de 1789 et ceux de la Résistance, vont nous être ressassés jusqu’à l’écœurement. A nous Bretons de dépasser, d’une façon ou d’une autre, nos légendes noires ; celles dont les vainqueurs ont enveloppé nos ancêtres chouans ou Breiz Atao ; celles que nous avons créé bêtement nous-mêmes.
Le clivage droite-gauche du mouvement breton n’est plus aussi évident qu’il y a 50 ans. Les principales revendications, culturelles, linguistiques, territoriales, sociales, sont les mêmes pour tous. Sous les étiquettes idéologiques, les différences véritables sont d’abord sociologiques. Il serait intéressant d’avoir des statistiques sur l’âge, la catégorie public-privé et le niveau d’études des membres de l’UDB et du Parti Breton. Cela éclairerait les divergences sous un autre jour que les couleurs politiques, revendiquées ou attribuées. Cela éclairerait aussi les sensibilités, les stratégies de conquête et les politiques d’alliance des uns et des autres.
En attendant, nous nous disputerons encore sur des clivages du XXe siècle tandis qu'éclateront les révoltes des gueux.
(1) "Du rêve aux possibles", Ouvrage collectif, Ed. Locarn, 2017
(2) Jérôme Fourquet, "Le nouveau clivage", Ed. du Cerf, 2018
(3) Thomas Frank, "Pourquoi les pauvres votent à droite", Ed Agone, 2013