Avec le roman « la petite de Ferruch » sorti aux éditions Complicités, je poursuis mes études sur la déshumanisation ordinaire, ou si l’on préfère, la déshumanisation conforme au droit ou au rapport de force en vigueur. Il n’est rien de pire que les formes de déshumanisation que l’on ne voit pas ou que l’on refuse d’affronter.
Parler du viol commis par les soldats français en Algérie n’est pas chose facile, même sous l’angle romanesque. Comment la nation bâtie sur la nécessité de « civiliser toujours » peut-elle affronter cette triste vérité ?
Au moment même où une commission d’historiens français se déplace en Algérie pour évoquer la question mémorielle, les Algériens parlent de ce roman, mais pas la presse française. Est-ce bien étonnant ?
Plus que jamais, il faut mettre les mots sur toutes ces horreurs, reconnaître que le viol était largement pratiqué dans les mechtas, parce que c’était la dure loi de la guerre. Rien de nouveau sous le soleil. Les Français n’étaient ni pires ni moins pires que les autres. Seulement ici, on ne peut pas le dire. Celui qui civilise ne saurait commettre des actes pareils !
Comment la France si diverse, pourrait-elle envisager l’avenir alors qu’elle est incapable de reconnaître de la manière la plus officielle que la colonisation qu’elle a menée devrait figurer au rang des « crimes contre l’humanité » ? Même le rapport Stora n’évoque cette colonisation que sous l’angle d’un match nul. Il faudrait réconcilier les mémoires, oui mais comment y parvenir dans le « non-dit » ?
La France paie aujourd’hui le prix de sa « pensée civilisationnelle » par un rejet franc et massif en Afrique. Et pour cause : la pensée civilisationnelle est indissociable du mépris.
Lorsqu’un homme issu d’un viol retrouve enfin son géniteur, quarante ans plus tard au fond d’une campagne bretonne, que peuvent-ils se dire ? J’ai essayé de répondre à cette question saugrenue dans ce roman.
Si on a violé ou tué avec autant de facilité, c’est parce que les Algériennes n’étaient plus des femmes, mais rien que des « bougnoules ». La déshumanisation précède toujours le crime. Enlevez sa qualité humaine à un homme ou à une femme et vous pourrez les réduire à merci. C’est une loi de l’histoire que nous ne devons jamais oublier.
Depuis que j’écris, je veux mettre les mots sur la déshumanisation ordinaire. Dites qu’une langue est inférieure et vous pourrez la détruire. C’est ce qui se produit sous nos yeux avec la secondarisation de nos langues affublées du dépréciatif « régionales ». A quoi bon sauver une langue régionale et donc inférieure ? Le racisme civilisationnel de la France sévit toujours plus que jamais. Jamais pensé, il est intériorisé par nos propres élus qui ne s’en rendent même pas compte et débretonnisent à tout va nos campagnes, ou couvrent la mort de nos langues du voile d’une politique linguistique dérisoire.
Ce roman est encore le moyen pour moi de souligner l’importance de mettre les mots sur ce qui ne se dit pas. Le traumatisme intériorisé est transgénérationnel. C’est une des principales leçons tirées de mon expérience professionnelle. Pour interrompre la chaîne de la violence, il faut savoir dire les mots. Dans ce roman, jamais le mot viol n’est prononcé. Ni Aïcha, ni son fils issu du viol n’en sont capables. La violence intériorisée se transmet toujours aux générations d’après. N’est-ce pas la même chose pour les langues que l’on a tuées dans la bouche des enfants de Bretagne et d’ailleurs ?
Mohamed est martyrisé par sa mère depuis l’enfance et il l’aime pourtant d’un amour infini. Lorsque les mots sont absents, toutes les dérives deviennent possibles.
L’homme est un animal social. Les rapports humains déterminent tout. Il en est qui sont chargés de violences, d’autres de don et l’amour. Quel regard portons-nous sur les autres, quel regard portent les autres sur nous ? Et enfin quel regard portons-nous sur nous-mêmes ?
L’humanité ne repose que sur l’amour de nos enfants. Tout le reste est vain.
Yvon OLLIVIER
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